Texte d’Erik Orsenna de l’Académie Française

                              Salut , hommage et gloire à la curiosité !

Je sais bien qu’un proverbe la condamne. Combien de fois, jeunes fouineurs, penchés sur le trou d’une serrure pour tenter de surprendre une cousine à la toilette ou l’ouïe contre une porte pour écouter des conversations de parents , combien de fois avons nous entendu , accompagnée d’un doigt levé et parfois d’une brûlure brutale à l’oreille, suite à un pincement brutal, combien d’innombrables fois a retenti pour nous, les fureteurs impénitents, la ritournelle imbécile ; « La curiosité est un vilain défaut ».

Honte à cette phrase, la plus bête de la société des mots !

Honte à ceux qui la prononcent encore. Ennemis du savoir, frigides de la vie, ils n’ont pas eu l’audace d ‘ouvrir un dictionnaire et d’y regarder  l’origine du mot « curieux ».

Ìls y auraient découvert qu’au début était le latin « cura », le soin. Le curieux, par sa curiosité même, prend soin du monde.

On sait qu’un piano sur lequel on ne joue pas devient faux. De même, une planète dédaignée pourrait virer à l’aigre. Je veux dire à plus d’aigreur encore.

Hommage, donc, à ce soin qu’est la curiosité.

Et gloire aux curieux, ces chevaliers du voyage et du regard. Ils cherchent tous des graals, grands ou petits, proches ou lointains . Et la somme de ces graals, on peut l’appeler création. Avec ou sans créateur. 

Voici, parmi tous ces chevaliers de la curiosité, Francis Latreille. Vingt ans, il fut grand reporter. Esclave de l’actualité, c’est–à-dire de la fébrilité. Quelque chose en lui a ralenti. Une gravité s’est installée .Il est devenu guetteur. Du guetteur il a les deux qualités rares : la patience et le respect. Il  sait attendre. Il sait qu’on ne vole jamais rien.

Que seule  la vérité vient du don. Sans compter l’œil. Un œil habile à saisir l’instant.

Un œil profond qui trouve le durable, presque l’éternel, sous l’anecdote.

Voici le peuple qu’il a choisi d’honorer, l’un des plus fragiles de notre  planète, des nomades du grand froid, les Dolgans, arpenteurs de l’extrême nord de la Sibérie. les Dolgans.

Des visages, des huttes et des rennes. De la glace et de la neige . Rien de plus. 

Et toute l’espèce humaine est dite.

Tels sont les nomades. Débarrassés de tout superflu, ils racontent l’essentiel de nous. 

Et leur errance est la nôtre : marcher, marcher sans fin, de la naissance à la mort.

Qu’on se croit l’âme voyageuse ou sédentaire, ils sont notre famille.

Dont Francis Latreille est le chroniqueur humble et magnifique.

Erik Orsenna